"Des cannibales" livre I des Essais, Montaigne
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Dans le chapitre Des cannibales, au livre I des Essais, Montaigne s’interroge sur l’habitude qu’ont prise les Européens de désigner les indigènes d’Amérique comme des « sauvages » ou encore comme des «barbares ».
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. [...]
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir ; elle n’a autre fondement parmi eux, que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette uberté naturelle, qui les fournit sans travail et sans peine, de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au delà est superflu pour eux. Ils s’entr’appellent généralement ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun, cette pleine possession de biens par indivis, sans autre titre que celui tout pur que nature donne à ses créatures, les produisant au monde.
Montaigne, Essais, livre I, chap. XXXI (orthographe modernisée)
Montaigne
Naissance de l’essai
L’inventeur du genre est Michel de Montaigne (1533-1592). Si, aujourd’hui, essayer signifie tenter, expérimenter, risquer – et se tromper, parfois –, ce mot avait pour Montaigne le sens d’une démarche intellectuelle procédant d’une libre analyse de tout sujet susceptible de retenir l’attention.
Ce n’est pas pour rien que l’essai est un genre qui fait son apparition à la Renaissance, puisque c’est seulement à ce moment que la pensée se sent libérée des dogmes, des préconçus. Comme l’humain devient un nouveau centre d’intérêt, l’expérience personnelle, prend de plus en plus d’importance, et, pour Montaigne, c’est un lieu où ressourcer sa pensée. C’est ainsi que, quel que soit le sujet qu’il aborde, Montaigne en fait une réflexion qui part de l’expérience vécue : il se penche sur la mort à partir d’un accident de cheval qu’il a eu, de l’amitié à partir du chagrin que lui a causé le décès de son ami Étienne de la Boétie, de l’éducation en se remémorant celle qu’il a reçue. Mais il ne raconte pas sa vie. Montaigne dépasse la biographie pour rejoindre l’universel. « D’autres forment l’homme, moi, je le raconte », disait-il.
Ainsi, l’essai appartient à la littérature d’idées ou de réflexion : c’est une nouvelle subjectivité, une relation personnelle entre le moi et le monde. En fait, l’essai, c’est :
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écrire au « je »
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réfléchir sur soi et sur le monde qui nous entoure
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soigner la forme de son écriture jusqu’à la rendre lyrique.
Montaigne intervient avec ses Essais à la fin du XVIème siècle, et exprime une position critique sur la façon dont les Européens de son temps considèrent les indigènes d'Amérique. Dans Les cannibales, chapitre des Essais réservé pour la lecture analytique que nous allons entreprendre, il examine ainsi la notion de sauvagerie, et celle de barbarie qui lui est corollaire (lié par le sens). Sa réflexion, nous pourrons le voir, inaugure une position toute nouvelle, celle du relativisme.
Présentation de l'extrait
De l'échange avec les auteurs antiques et de son temps naissent les Essais, oeuvre d’une vie centrée sur une question majeure : que sais-je ? Et si la réponse à cette question ne déroge finalement pas de la pensée d’un Socrate, qui affirmait en son temps : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », la méditation de Montaigne débouche sur une réflexion personnelle qui touche à tous les domaines. Ainsi, dans le premier livre des Essais, paru en 1580 (première édition), l’auteur s’interroge sur le regard que l’Europe porte sur les indigènes du Nouveau Monde, souvent qualifiés de « sauvages » ou de « barbares ». Sans avoir voyagé mais instruit par son secrétaire qui, lui, avait participé à une expédition vers ces nouvelles terres, et par ses lectures, Montaigne remet en cause cette vision européenne de l’Autre.
La lecture analytique de cet extrait, en répondant aux questions posés, vous permettra de voir que met en jeu l’interrogation sur le Nouveau Monde. Après avoir analysé comment il prend en compte l’Autre, vous vous rendrez compte que pour Montaigne. la forme même de l’essai lui permet de remettre en cause les éventuels préjugés de son lecteur, que cette remise en cause touche à l’identité des Européens eux-mêmes et qu’il le fait avec une grande conviction.
Les réponses à ces questions permettent de construire une lecture analytique en trois axes.
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Analysez comment Montaigne, humaniste, s'intéresse à L'Autre, qu'il s'agisse du sauvage ou du lecteur.
a) Relevez les termes désignant le Nouveau Monde.
b) Le texte repose sur une opposition de deux thèmes. Lesquels? Dans quelle mesure permettent-ils à Montaignede mettre en valeur les Indiens?
c) Relevez et analisez l'emploi des pronoms personnels.
2. Montrez que l'humaniste porte un regard critique sur les Européens.
a) Relevez la phrase où Montaigne énonce la thèse qu'il va défendre.
b) Complétez le tableau où sont opposés sauvages et civilisés.
c) Cette descripción des cannibales rappelle un mythe lointain; lequel?
d) Soulignez les expressions par lesquelles Montaigne remet en cause les définitions habituelles des termes qu'il emploie. Montrez ainsi que la critique de Montaigne s'étende au langage.
3. Étudiez les procédés de persuasion employés par l'auteur.
a) Analisez la structure du passage. Quel type de raisonnement Montaigne emploie-t-il?
b) Relevez les procédés d'insistance (lexique, figure de style, registre)
Rédigez les réponses dans un document .doc ou pdf et remettez-le à votre professeur.